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Derrière la porte fermée à clé de sa chambre, Emily écrit des textes dont la grâce saccadée n'a d'égale que celle des proses cristallines de Rimbaud. Comme une couturière céleste, elle regroupe ses poèmes par paquets de vingt, puis elle les coud et les rassemble en cahiers qu'elle enterre dans un tiroir. « Disparaître est un mieux. » À la même époque où elle revêt sa robe blanche, Rimbaud, avec la négligence furieuse de la jeunesse, abandonne son livre féerique dans la cave d'un imprimeur et fuit vers l'Orient hébété. Sous le soleil clouté d'Arabie et dans la chambre interdite d'Amherst, les deux ascétiques amants de la beauté travaillent à se faire oublier.
Sur la place publique de son journal, Samuel Bowles accueille volontiers des textes de femmes écrivains mais ne publie Emily qu'au compte-gouttes, alors même que celle-ci traverse ses années les plus fécondes. Dans ses poèmes elle se présente souvent comme un garçon. À Bowles qui s'étonne de sa connaissance sur la culture du maïs, elle répond : « Ça, c'est appris quand Emily était un garçon !» Elle se compare volontiers à l'Antoine d'Antoine et Cléopâtre qui, dit Shakespeare, « paya de son cœur ce que seuls ses yeux purent dévorer ». En 1861, paraît dans le journal un poème où cette fois elle peint son autoportrait en abeille : une « petite poivrote adossée au soleil », « enivrée d'air » et zigzaguant entre les « cabarets de bleu fondu ». Devant elle les anges secouent leurs « chapeaux de neige » et les saints, pour l'admirer, accourent à la fenêtre. Il faut être recluse depuis le début du monde pour parler avec autant d'allégresse du grand air. Le poème est publié sans nom d'auteur, deux lignes sont modifiées afin d'obtenir un rythme plus conventionnel : Emily renonce à trouver en Samuel l'éditeur qui donnerait à l'essaim de ses poèmes la ruche d'un livre. Elle continue d'écrire comme Dieu fait ses coups de bonté – en douce, en catimini.